« Personne ne regarde » ou la complainte du Jean-Raymond…

Nous y voilà, donc ! Je m’étais pourtant juré de ne jamais prendre le temps d’écrire cet article, car je sais par avance qu’il ne sert à rien. Je vais donc prendre quelques heures de ma vie bien remplie et vous les offrir, comme ça, gratuitement, pour rien car au fond je suis un mec généreux. Je sens votre étonnement : un article qui ne servirait à rien ? Oui car ceux qui le liront avec plaisir sont déjà convaincus. Quant aux autres, qui vivent dans leurs croyances et leurs préjugés, soit ils ne le liront pas jusqu’au bout, soit ils ne le comprendront pas. C’est ainsi et nous n’y changerons rien : il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Cela étant dit, de quoi allons-nous causer si doctement ? Sport et audiences, mes braves gens ! J’avais, il y a peu de temps de cela, survolé la question des investissements dans le sport ; survol rapide en forme de billet d’humeur. Ici, je vais aborder, à nouveau, en quoi misogynie et préjugés se drapent des oripeaux de la rationalité scientifique pour nous servir une infâme soupe, condescendante à souhait. Comme Victor Hugo dans Les Châtiments, il est temps de mettre à nu ces vainqueurs et de leur dire : « vous n’êtes que des singes ».

Reprenons donc l’argumentation avancée par nos économistes en herbe, eugénistes du genre, qui nous expliquent que finalement, il est tout à fait normal de discriminer les sportives car cette discrimination relève de lois économiques immuables.

« Personne ne regarde », voilà, la maxime par excellence du Jean-Raymond, sûr de son fait, fier de sa logique imparable : « On ne va surtout pas filer du pognon aux grognasses car des filles qui courent derrière un ballon, ça n’intéresse personne », et argument suprême, on nous sort les audiences TV : im-pa-rable ! Jean-Raymond pense pointer une cause, alors qu’il ne met en lumière qu’une conséquence, ce qui est tout de même ballot. Un de mes maîtres me disait souvent : « Le bon scientifique est celui qui pose les bonnes questions ». La première question à se poser serait donc « Pourquoi ? ». Afin de répondre à cette question, nous allons nous appuyer en partie sur une étude du CSA Sport et télévision : Contributions croisées – 2017.

La diffusion d’événements sportifs repose sur une dynamique vertueuse : les diffuseurs apportent revenus (droits TV) et exposition, le sport offre des audiences (des abonnés dans le cadre des chaînes payantes) et une image de marque. Le schéma est souvent ainsi, une discipline nouvellement arrivée demandera des droits faibles car elle est intéressée par l’exposition médiatique. Ensuite, dès qu’une audience suffisante est construite, elle est alors en mesure de demander des droits télévisuels bien plus importants : revenus qu’elle pourra ensuite utiliser pour dynamiser son développement et ainsi de suite. Il est aussi intéressant de constater un schéma similaire côté diffuseurs : un nouveau diffuseur aura tendance à d’abord se positionner sur certains marchés de niche où les droits d’entrée sont moins élevés pour se constituer des audiences, s’appuyant sur les publics à la recherche des disciplines les moins diffusées.

De ce constat, il nous est permis d’en tirer un premier enseignement : l’audience découle inévitablement de l’exposition. Il s’agit, en fait, d’une règle commerciale de base : vous pouvez avoir un magasin magnifique, des produits avec un rapport qualité/prix imbattable, si vous n’êtes pas visible, vous ne vendez pas. Cette règle est particulièrement vérifiable dans l’e-commerce, d’où les importantes sommes investies en référencement. Pour aller plus loin sur la question de l’exposition, il y a deux volets essentiels à prendre en compte : l’accessibilité et la communication. En termes de diffusion : l’accessibilité se traduit par le nombre de canaux qui diffusent l’événement, le type de ces canaux (gratuits, payants, nombre de téléspectateurs réguliers…), le jour et l’horaire (je ne m’attarderai pas sur l’importance d’un prime time) ; la communication réunit quant à elle toutes les étapes nécessaires à la réussite d’un événement (spots publicitaires, émissions consacrées à l’événement, teasing…). Dès lors, au-delà de la qualité du produit et du public visé, les audiences dépendent en grande partie de l’accessibilité et de la communication. Là est l’une des clefs de compréhension du phénomène. Prenons le cas des droits télévisuels en France : 80% des droits sont générés par le football, 10% pour le rugby et l’ensemble des autres disciplines représentent donc 10% : doit-on en conclure que le football est 8 fois plus qualitatif que le rugby, que le rugby est autant qualitatif que l’ensemble des autres sport réunis ? Bien sûr que non ! L’importance de l’exposition de ces deux sports en France fait en sorte que les audiences suivent et donc les revenus. Cette exposition repose notamment sur des raisons culturelles et historiques et je vous le donne en mile, ni le rugby, ni le football (soccer) n’ont de tels résultats aux USA. Quoi ? L’aspect qualitatif serait secondaire ? Si cela n’était pas le cas, nous devrions en conclure que « Les marseillais à Dubaï » est plus qualitatif que toutes les avancées scientifiques des deux derniers siècles. J’imagine que tout le monde connaît plus ou moins Hanouna, c’est beaucoup moins vrai pour Alexander Grothendieck. Notoriété n’est pas preuve de qualité, j’ose l’espérer. Pour en revenir à notre sport favori, le basket, les audiences de NBA sont en forte augmentation depuis quelques années en France. Les raisons en sont simples : l’apparition de nombreux médias francophones, une communauté qui s’est structurée sur internet, un partenaire télévisuel de grande qualité (Bein), un league pass accessible etc. Dans les années 1980 & 1990, c’était un sport très confidentiel en France car l’accessibilité était quasi-nulle : quelques magazines papier, quelques matches sur Canal+ (dont l’abonnement était un véritable luxe). La communication, le story-telling des JO de 1992 a permis un premier décollage, on sait à quel point cet épisode a été important pour le basket. Pour faire simple, s’il n’y avait pas d’exposition, il n’y aurait pas d’audiences, et pourtant Lebron serait toujours Lebron, Curry serait toujours Curry etc.

Abordons, ici, une nouvelle donnée : l’impact sociétal de l’exposition. L’exposition renforce l’attractivité. Après la première diffusion télévisuelle d’une coupe du monde féminine en France, le nombre de licenciées a augmenté de 90%. Cet élément a une double conséquence : d’une part, il renforce le vivier d’athlètes et permet donc l’amélioration des performances globales, pour faire simple plus il y a d’athlètes plus les probabilités d’en trouver des exceptionnelles est importante, ce qui revient à dire que l’exposition améliore le produit ; d’autre part, ces jeunes athlètes deviennent audience. En effet, beaucoup d’entre elles ne regardaient pas de sport ou dans le meilleur des cas du sport masculin car il n’y avait que ça. Désormais, elles peuvent regarder du sport féminin. Il ne faut pas sous-estimer l’effet-miroir : tant que l’on montre du sport masculin aux jeunes femmes, elles ne s’identifient pas, ou disons moins, alors que leur montrer des athlètes féminines leur permet cette projection. C’est une conséquence de la discrimination subie par les femmes. En effet, il a été expliqué, maintes et maintes fois, aux jeunes femmes que le sport n’était pas pour elles, tant comme athlètes que comme spectatrices et de fait, elles s’en sont désintéressées.

La société a placé moult barrières à la pratique du sport par les femmes, et aujourd’hui, on leur dit que si le sport féminin ne s’est pas développé, c’est leur faute : elles n’ont pas fait ce qu’il fallait…

Justifier les discriminations présentes par les discriminations passées est non seulement déplacé mais aussi l’expression d’une bêtise crasse. La diffusion du sport féminin est ce qu’elle est parce que tout a été fait pour qu’il y ait échec, encore aujourd’hui. Parce que lorsque l’on diffuse, un match de C1 féminine sans véritable accessibilité, sans communication, pour ensuite pointer les audiences comme preuve de leur échec, c’est effectivement entretenir cette discrimination, sans oublier que la construction d’une audience dans un cadre culturel défavorable demande du temps.

De plus, la médiatisation d’une discipline a un impact direct sur les audiences en enceinte : comment se rendre à un événement dont on ignore l’existence. L’impact médiatique a un effet sur les représentations et l’imaginaire, l’exposition vend du rêve et le rêve est un moteur important pour le développement d’une discipline sportive. Ajoutons à ce constat que pour trouver des espaces médiatiques, le sport féminin doit faire des sacrifices en termes de calendrier et d’horaire, le diktat des diffuseurs (dont la très grande majorité des décisionnaires sont des hommes) obligent les ligues féminines à faire avec les miettes. Le meilleur exemple est le calendrier WNBA qui doit utiliser les trous laissés par la NBA (sans compter l’impact de ce calendrier sur la performance sportive pure).

J’entends déjà les Jean-Raymond nous dire que le choix des diffuseurs ne repose pas sur des discriminations mais sur une logique économique car le sport féminin ne serait pas rentable. La fameuse question de la rentabilité est certainement la plus grande arnaque que l’on nous sert. Dans un premier temps, fortes audiences ne signifient pas rentabilité. En effet, certaines chaînes gratuites, dont le revenu est généré par les espaces publicitaires, ne couvrent pas les investissements consentis pour les droits des événements dits « majeurs » (Tour de France, Euro de football masculin etc.), certaines chaînes payantes sont aussi déficitaires pour l’acquisition des droits de certaines compétitions (Top 14 par exemple). Au contraire, une discipline peu diffusée dont les droits sont faibles est bien plus aisément rentable pour une chaîne ; de plus elle permet l’acquisition de nouveaux publics, augmente la satisfaction d’une partie des habitués qui découvrent d’autres produits. En bref, investir dans des disciplines peu diffusées coûte peu et peut constituer un élément de différenciation. Tout cela pour dire que le critère « rentabilité » n’est absolument pas un critère discriminant. Ne pas diffuser de sport féminin est avant tout un choix culturel, certainement pas économique. Si on prend en compte le coefficient de rentabilité (rapport entre le montant des droits TV et des recettes publicitaires perçues), les coupes du monde de football féminines de 2011(1.8) et 2015 (2) ont été rentables alors que l’Euro masculin 2016 (0.4), la coupe du monde de rugby 2007 (0.3), le Tour de France chaque année (0.1) ont été des gouffres financiers. Voyez-vous, l’argument du maintien du Tour de France à la TV n’a rien d’économique, il est patrimonial, ni plus ni moins. Toutefois, le maintien des sport « majeurs » n’est pas dénué d’intérêt, notamment pour les chaînes payantes : il permet d’acquérir et de fidéliser les abonnés, il offre une image de marque, il génère des revenus publicitaires même s’il n’y a pas rentabilité etc. Il y a bien entendu des raisons qui poussent les diffuseurs à payer des droits si onéreux mais ils ne relèvent pas forcément d’une question de rentabilité directe. Et soyons transparents : diffuser une discipline « mineure » représente un risque, il n’existe aucune garantie de trouver un public suffisant pour que l’investissement soit réussi.

En réalité, c’est dans l’appréhension du risque que réside la principale difficulté du sport féminin. S’il est impossible de prévoir la réussite ou non de cet investissement, un certain nombre de paramètres semblent guider les choix des diffuseurs : la notoriété des athlètes, l’importance culturelle de la discipline, le nombre de fans et de licenciés, la praticité des calendriers (dates et horaires) et la « télégénie ». Nous l’avons vu : la notoriété, le nombre de passionnés, les calendriers sont directement impactés par la médiatisation, cercle vicieux quand tu nous tiens. L’aspect « télégénie » est, de loin le plus subjectif, il réunit des critères comme l’aspect spectaculaire, le suspense, la lisibilité des règles, la qualité des infrastructures d’accueil, l’importance de la stratégie et de la tactique… Du fait de cette subjectivité, l’aspect « télégénie » dépend du public cible : par exemple, j’ai beaucoup plus de plaisir à suivre un match de WNBA qu’un match de NBA, c’est une histoire de goût, pas une vérité universelle. Comme pour n’importe quel produit, il doit trouver sa cible, c’est un peu comme choisir entre Pepsi et Coca… Enfin, le dernier paramètre est culturel, et c’est ici qu’existe le biais le plus important. Les décisionnaires sont des hommes et, culturellement, il leur a été inculqué que le sport féminin c’est moins bien que le sport masculin, que le sport est un privilège masculin : il suffit de suivre le parcours des journalistes féminines de sport, elles doivent intégrer un « univers d’hommes ». Le sport est un « univers d’hommes » parce qu’il a été interdit aux femmes pendant longtemps, et qu’une appropriation culturelle prend du temps. C’est parce qu’historiquement les femmes ont été écartées sciemment qu’elles doivent se battre pour s’y faire leur place. D’ailleurs, lorsqu’un Jean-Raymond nous explique que le sport féminin, notamment le basket, est moins spectaculaire car moins athlétique (Larry, Dirk, Luka, Mugsy, John, Bob désolé mais Jean-Raymond a déclaré que vous étiez des pipes) et qu’il est donc normal qu’il soit moins exposé ; il nous ressort le vieil argument misogyne : « mesdames, le sport n’est pas pour vous, car vous n’avez pas le corps pour ». Dans le temps, Jean-Raymond nous sortait la pseudo-scientificité biologique, aujourd’hui il la couple avec une pseudo-scientificité économique. Entre parenthèse, si l’aspect spectaculaire était le juge de paie, l’ABA existerait toujours mais ça le Jean-Raymond, il a du mal à l’entendre.

Le sport féminin en général, et la WNBA en particulier, doit surmonter des obstacles culturels né d’un système qui s’est construit sur des piliers misogynes, qu’on le veuille ou non. C’est pour cela que comparer la WNBA à la NBA pour justifier les discriminations de genre est une manœuvre dolosive. Je ne sais si la WNBA pourra faire les audiences de la NBA, je ne sais si la WNBA pourra générer autant de dollars que la NBA, mais en réalité, là n’est pas la question. En vérité trois choses doivent être considérées : l’accès à l’exposition n’est pas équitable, les investissements nécessaires au développement du sport féminin ne sont pas mis en œuvre, et, comme toujours, là où les femmes font des choses, il y a toujours des hommes pour venir donner leur avis alors que, concrètement, elles ne nous ont rien demandé. Soyons clair, les athlètes féminines ne font pas la manche, elles demandent l’équité : à savoir la possibilité de pouvoir développer leur activité dans un contexte approprié.

Soyons positifs, les choses sont en train de bouger. Je crois que deux facteurs expliquent cette (r)évolution : le développement de plateformes numériques permettant aux femmes de se passer de la permission des hommes et le travail de nombreuses femmes pour briser le carcan culturel ; ainsi, les athlètes féminines sont de plus en plus visibles, prennent de plus en plus la parole, les journalistes sportives s’imposent de plus en plus, créent leurs propres plateformes d’expression et enfin les amateurs de sport féminin se structurent donnant de la visibilité à leur passion. Le fait que les Jean-Raymond viennent cracher leur haine des femmes (parce que finalement c’est de cela dont il est question) démontre de la plus explicite des manières la place que le sport féminin se fait dans notre société, au fur et à mesure que des femmes courageuses remportent la bataille de l’exposition. Ces réussites, elles ne les doivent qu’à elles-mêmes car tout était réuni pour qu’elles échouent. C’est parce qu’elles réussissent, que les Jean-Raymond pullulent et viennent par vagues exposer leur pseudo-scientificité, ne masquant que difficilement leur misogynie crasse. Mais pourquoi donc les Jean-Raymond passent autant de temps à critiquer un phénomène qui, selon eux, n’est pas digne d’intérêt ? J’ai ma petite idée sur le sujet : la seule chose que les Jean-Raymond ont réussi dans leur vie, c’est remporter la loterie génétique leur attribuant un chromosome Y, et perdre des privilèges, ça fait toujours mal. En plus succinct, se faire dépasser par des femmes dans ce qu’ils considèrent comme leur chasse gardée, ça pique leur égo.

Si je devais tirer une leçon de mes déambulations tout au long de cet article, elle serait à destination des fans de sport féminin, dont je fais partie, prenons exemple sur les athlètes que nous admirons et traçons notre chemin malgré les Jean-Raymond.

Afin de gagner du temps, je vais conclure sur ma réponse aux critiques, car fort à parier que les Jean-Raymond qualifieront ces quelques lignes de diarrhée verbale féministe et de gauche. Ces lignes, j’ai envie de les conclure ainsi : si être un islamo-gauchiste signifie ne pas être eux, alors al hamdoullillah, ça me va.

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